Chapitre 29
Ils arrivèrent devant des marches larges d’une bonne vingtaine de pas. Kahlan s’immobilisa un instant, comprenant qu’elle avait atteint sa destination. Puis elle commença l’ascension, ses raquettes s’enfonçant dans le monticule de neige qui recouvrait la pierre. Devant elle se dressait le portique majestueux, flanqué d’une rangée de statues si finement sculptées que leurs toges semblaient onduler au gré du vent. Sur l’esplanade, également couverte de neige, des cadavres gisaient un peu partout. Des hommes tombés les armes à la main pour défendre le dernier bastion de leur ville. D’autres étaient assis dos contre le mur du hall d’entrée, comme s’ils se reposaient avant de reprendre le combat. Mais ils ne se relèveraient plus jamais.
Les portes ornées du blason royal de la famille Amnell avaient été abattues à coups de hache et jetées sur le sol du vestibule. Au fond trônaient deux grandes statues de la reine Bernadine et du roi Wyborn. Chacune tenait une lance et un bouclier dans une main. Dans l’autre, la souveraine serrait un épi de blé. Son mari, lui, portait un agnelet sous le bras. On avait brisé les seins de Bernadine à coups de masse et les deux statues ne possédaient plus de tête.
Les doigts gourds – pas seulement à cause du froid – Kahlan défit les fixations de ses raquettes et les posa contre le socle de la statue de Bernadine. Chandalen fit de même avant de la suivre dans le couloir d’honneur aux miroirs brisés et aux tapisseries en lambeaux. Le courant d’air qui jouait dans le bâtiment désert étant encore plus glacial que le vent, l’Inquisitrice resserra autour d’elle les pans de son manteau.
— À quoi servait cet endroit ? demanda Chandalen à voix basse, comme s’il avait peur de réveiller les esprits des morts.
Kahlan dut faire un effort pour ne pas lui répondre sur le même ton.
— C’était la maison de la reine de ce pays. Son nom est Cyrilla.
— Une seule personne dans une maison aussi grande ?
— Beaucoup de gens y vivaient ! D’abord les conseillers, qui sont l’équivalent des Anciens de ton peuple. Puis les fonctionnaires chargés de l’organisation du pays, et tous les domestiques indispensables pour s’occuper d’eux et leur permettre de travailler dans les meilleures conditions possibles… Bien des gens tiennent ce palais pour leur maison, mais la reine, qui en est la maîtresse et dirige le royaume, est au-dessus d’eux.
Kahlan entreprit de fouiller le palais. Son compagnon la suivit, son regard volant d’objet d’émerveillement en objet d’émerveillement. Même si tout était à demi cassé, la grandeur de l’ameublement et des décorations subsistait…
Kahlan descendit la volée de marches qui conduisait aux offices. Chandalen insista pour entrer le premier dans chaque salle, dont il ouvrit la porte d’un coup de pied, son arc prêt à tirer. Sans ces précautions, il n’était pas question, déclara-t-il, de laisser l’Inquisitrice entrer quelque part.
Ils ne trouvèrent que des morts. Dans quelques salles, les serviteurs avaient été alignés contre un mur et cloués aux lambris par des flèches. Aux cuisines, après avoir exécuté tout le personnel, les envahisseurs avaient organisé des libations dont témoignaient des cruchons vides de bière et de vin. Quant à la nourriture, ils semblaient s’être surtout amusés à la projeter contre les murs.
Kahlan emprunta l’escalier de service pour gagner les étages supérieurs. Surpris, Chandalen monta les marches quatre à quatre afin de ne pas se laisser distancer. Sûrement mécontent qu’elle lui ait ainsi faussé compagnie, il ne lui fit pourtant aucun reproche.
— Il y avait des salaisons…, dit-il. Nous devrions en prendre. Ces pauvres gens ne nous en voudront pas de leur avoir emprunté un peu de nourriture.
— Mange cette viande, et tu mourras, car elle est sûrement empoisonnée. Un moyen classique d’éliminer d’éventuels survivants, après ce genre de massacre…
L’étage principal ne contenait pas de cadavres. Selon toute apparence, l’armée ennemie en avait fait son quartier général. Des tonneaux de vin et de rhum – vides – étaient entassés dans la salle de bal, et des détritus de toutes sortes jonchaient les riches tapis. On eût dit une porcherie, avec des empreintes de bottes sales partout, y compris sur les tables, où les soudards paraissaient avoir dansé.
— Ils étaient encore ici il y a deux jours, dit Chandalen en inspectant ce qui était devenu une décharge d’ordures. Peut-être trois…
— Je suis d’accord avec cette estimation…
— Pourquoi sont-ils restés si longtemps ? Seulement pour se saouler et faire la fête ?
— Aucune idée… Ils voulaient peut-être se reposer et soigner leurs blessés. Ou célébrer leur victoire, tout simplement.
— Tuer n’est pas une raison de se réjouir.
— Pour ces gens, il semble bien que si…
À contrecœur, Kahlan s’engagea dans l’escalier qui conduisait à l’avant-dernier étage. Là où se trouvaient les chambres à coucher…
Ils inspectèrent d’abord l’aile ouest : celle des hommes. Apparemment, les officiers en avaient fait leurs quartiers, laissant leurs soldats annexer les auberges et les maisons environnantes.
Les dents serrées, Kahlan traversa le couloir qui menait à l’aile est. Une fois encore, Chandalen voulut ouvrir les portes et être le premier à jeter un coup d’œil. Mais ici, elle ne l’y autorisa pas.
La main posée sur la poignée, Kahlan hésita longtemps avant d’ouvrir la première porte. Puis elle entra, s’immobilisa et garda son masque d’Inquisitrice devant le spectacle qui s’offrit à elle.
Elle sortit et ouvrit la porte suivante.
Puis la suivante…
Dans chaque chambre, elle découvrit des femmes nues, étendues sur les lits. À voir l’état des tapis, elles avaient dû recevoir beaucoup de visiteurs. Sur le seuil d’une de ces pièces, une petite pile de copeaux signalait qu’un homme, en attendant son tour, s’était amusé à sculpter un objet en bois.
— À présent, nous savons pourquoi ils sont restés si longtemps, dit Kahlan en refusant de croiser le regard de Chandalen.
Ces quelques jours avaient dû être les plus longs de la vie des pauvres femmes. L’Inquisitrice espéra que leurs esprits étaient maintenant en paix.
Elle se dirigea vers la porte du fond, celle du dortoir que partageaient les plus jeunes femmes. Elle l’ouvrit et regarda à l’intérieur, Chandalen regardant par-dessus son épaule.
Étouffant un cri, elle se retourna et plaqua une main sur la poitrine de l’Homme d’Adobe.
— Je t’en prie, attends ici…
Le chasseur acquiesça, le regard baissé sur ses bottes.
Kahlan referma la porte derrière elle et y resta adossée un long moment. Une main sur l’estomac et l’autre sur la bouche, elle contourna une garde-robe dévastée et remonta le long couloir glacial, entre les rangées de lits. Sur le sol, des miroirs à main, des brosses, des épingles à cheveux et des peignes gisaient, à demi brisés.
Ces jeunes filles étaient en formation pour devenir les suivantes de la reine. La plupart avaient entre quatorze et seize ans… Ici, il ne s’agissait plus pour Kahlan de découvrir des cadavres anonymes. Elle connaissait une grande partie de ces malheureuses.
Quelque temps plus tôt, Cyrilla les avait amenées avec elle en Aydindril, où elle entendait s’adresser au Conseil. Kahlan avait été frappée par leur joie de vivre et leur constant émerveillement. Voir la grandeur d’Aydindril à travers leurs yeux avait changé sa vision des choses – en bien ! Elle aurait aimé leur offrir une visite guidée, mais être avec la Mère Inquisitrice les aurait trop angoissées. Encore un petit plaisir dont elle avait dû se priver. Mais elle les avait admirées de loin, enviant leur avenir ouvert à tous les possibles.
Kahlan s’arrêta devant plusieurs lits, reconnaissant des visages jadis plein de vie. Juliana, une des plus jeunes du lot, avait toujours été sûre d’elle et même un brin péremptoire. Sachant ce qu’elle voulait, elle ne reculait devant rien pour l’obtenir. Les soldats lui tournaient autour comme des papillons fascinés par une flamme. Un jour, son chaperon, maîtresse Nelda, lui en avait fait la remontrance. Kahlan était secrètement intervenue en faveur de la petite. Malgré le goût certain de Juliana pour le badinage amoureux, avait-elle dit, aucun homme de la Garde Nationale n’aurait manqué de respect à la suivante d’une reine.
Les poignets attachés à la tête de lit, Juliana avait dû rester offerte à ses bourreaux de longs jours durant, car la corde s’était profondément enfoncée dans ses chairs.
La petite Elswyth gisait dans le lit suivant, sur des draps gorgés de sang. On lui avait lacéré la poitrine et ouvert la gorge, comme à presque toutes les autres.
Comme des truies à l’abattoir !
Au bout de la pièce, Kahlan s’immobilisa devant l’ultime lit. Ashley, une des plus âgées, les chevilles attachées aux montants de son lit, avait été étranglée avec la cordelette d’un rideau. Son père était un des assistants de l’ambassadeur de Galea en Aydindril. Et sa mère avait pleuré de fierté quand Cyrilla s’était montrée assez bonne pour la prendre parmi ses futures suivantes. Comment l’Inquisitrice leur raconterait-elle ce qui était arrivé à leur petit trésor ?
En retournant vers la sortie, non sans se recueillir un instant devant chaque petite victime, Kahlan se demanda pourquoi elle ne pleurait pas. N’aurait-elle pas dû éclater en sanglots, tomber à genoux, marteler le sol de ses poings et hurler jusqu’à s’en casser la voix ? Pourtant, elle restait de marbre, les yeux secs.
Il y avait peut-être trop de jeunes mortes dans ce dortoir. Avait-elle vu tant de cadavres, aujourd’hui, qu’elle s’y était habituée ? Comme lorsqu’on trouve l’eau trop chaude, en entrant dans une baignoire, et qu’on finit par s’y faire – sans avoir été ébouillanté…
Elle sortit et referma doucement la porte. Chandalen n’avait pas bougé, les phalanges blanches à force de serrer son arc. Kahlan avança, pensant qu’il la suivrait, mais il ne broncha pas.
— À ta place, dit-il, presque toutes les femmes seraient en larmes.
— Je ne suis pas comme les autres, répondit Kahlan en s’empourprant de colère.
— Ça, c’est le moins qu’on puisse dire…
L’Homme d’Adobe leva enfin les yeux.
— Je veux te raconter une histoire…
Kahlan fit quelques pas de plus.
— Pas maintenant, Chandalen. Je n’ai rien envie d’entendre. Plus tard, peut-être…
— Je veux te raconter une histoire !
— Si c’est si important, je t’écoute…, capitula l’Inquisitrice.
Croisant le regard de la jeune femme, le chasseur avança vers elle. Pourtant plus petit qu’elle de quelques pouces, il lui sembla soudain très grand.
— Quand mon grand-père était aussi jeune et fort que moi, il avait déjà une femme et deux fils. En ce temps-là, beaucoup de gens venaient faire du troc au village. Nous ne repoussions personne. Les Jocopos étaient un des peuples qui nous rendaient souvent visite.
— Les Jocopos ? Je connais tous les royaumes des Contrées et je n’ai jamais entendu parler d’eux.
— Ils vivaient à l’ouest, près de là où se dressait la frontière.
— Personne n’habite à l’ouest de votre territoire. C’est une région déserte.
— Les Jocopos étaient très grands. (Il leva une main dix bons pouces au-dessus de sa tête et la laissa retomber.) Mais ils avaient toujours été pacifiques. Comme les Bantaks, et comme nous. Soudain, ils nous ont déclaré la guerre. Les nôtres ne savaient pas pourquoi et ils mouraient de peur. La nuit, ils tremblaient à l’idée que les Jocopos reviendraient peut-être le lendemain. Ils déboulaient dans le village, égorgeaient les hommes et enlevaient les femmes pour leur faire…
Il désigna la porte.
— Pour les violer, dit calmement Kahlan. Cela s’appelle un viol.
— Les Jocopos enlevaient beaucoup de femmes, et ils les violaient. (Il désigna de nouveau la porte.) Comme celles-là… Tu comprends ce que je veux dire ?
— Plusieurs hommes les violaient, puis les assassinaient.
Le chasseur hocha la tête, soulagé de ne pas devoir entrer dans les détails.
— En ce temps-là, le Peuple d’Adobe n’avait pas d’hommes comme moi pour le protéger. (Il bomba un peu le torse, mais le cœur n’y était pas.) Il ne s’était jamais battu, et il n’y avait même pas pensé. Mais les Jocopos ont changé ça…
» Ils ont enlevé ma grand-mère. Alors, mon grand-père a juré de les envoyer tous dans le monde des esprits. Il a rassemblé les hommes qui avaient perdu une épouse, une mère ou une sœur, et…
Le chasseur s’essuya le front comme s’il transpirait. Mais avec ce froid, ce n’était pas le cas.
— Je comprends, dit Kahlan en lui posant une main sur le bras.
Cette fois, il ne sursauta pas.
— Mon grand-père a demandé qu’on organise un conseil des devins. Il pleura la mort de sa femme devant les esprits, et leur demanda s’ils voulaient lui apprendre à combattre et à arrêter les Jocopos. Ils lui ont répondu qu’il devait d’abord cesser de pleurer, et ne plus verser une larme jusqu’à la fin des combats.
Kahlan retira sa main et caressa distraitement son col de fourrure.
— Mon père me disait à peu près la même chose : « Ne pleure pas ceux qui sont sous terre avant d’avoir châtié leurs assassins. Après, tu auras tout le temps de sangloter. »
— Ton père était un homme sage…
Kahlan ne dit rien, attendant que son compagnon reprenne le fil de son histoire.
— Les esprits sont venus voir mon grand-père chaque soir. Ils lui ont appris à tuer, et il a transmis son savoir à ses hommes. Ils ont commencé à se couvrir de boue et à attacher des broussailles à leurs membres, pour qu’on ne les voie pas.
» Les esprits avaient été clairs : il ne fallait pas combattre les Jocopos selon leurs règles, mais les frapper la nuit. Le jour, ils n’avaient peur de rien, car ils étaient plus nombreux que nous. Alors, ils devaient finir par frémir au moindre bruissement d’herbe et à chaque cri d’oiseau ou de grenouille…
» Le Peuple d’Adobe luttait à un contre cinq. D’abord, les Jocopos ne s’inquiétèrent pas. Mais les guerriers de mon grand-père commencèrent à les tuer quand ils chassaient, ou s’occupaient de leurs récoltes, ou soignaient leurs animaux, ou s’isolaient dans les buissons pour faire leurs besoins. Et surtout quand ils dormaient ! Tous les Jocopos devinrent des cibles. Ce ne fut pas une guerre, mais une chasse à l’homme. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de Jocopos dans ce monde…
Kahlan se demanda un instant s’ils avaient aussi abattu les enfants. Mais elle connaissait la réponse, puisque ce peuple avait disparu. Une autre déclaration de son père lui revint en mémoire : Quand on t’impose la guerre, il est de ton devoir de te montrer impitoyable. Si tu te laisses arrêter par la clémence, tu trahiras ton peuple et ne vaudras pas mieux que ses ennemis. Car les tiens paieront tes erreurs de leur vie.
— Je comprends, Chandalen. Ton peuple ne pouvait pas faire autrement. Et ton grand-père a su protéger ceux qu’il aimait. Mon père disait aussi : « Quand on t’impose la guerre, que ta riposte soit pire que tout ce que l’ennemi imagine dans ses pires cauchemars. Sinon, tu lui abandonneras la victoire. »
— Ton père devait avoir reçu la visite des esprits de ses ancêtres. Et il t’a bien transmis leurs leçons… Mais je sais qu’il est difficile de vivre selon ces règles. Et de supporter le regard des autres, qui te jugent impitoyable.
— J’ai payé pour l’apprendre, mon ami… Ton grand-père a fait honneur au Peuple d’Adobe. Quand ce fut fini, je suis sûre qu’il versa beaucoup de larmes sur les femmes martyrisées…
Chandalen défit son manteau et le laissa tomber sur le sol. Dessous, il portait une tunique et un pantalon en peau de daim. Autour de ses deux bras, un couteau en os était fixé par une bande de tissu. La pointe semblait aussi acérée qu’une aiguille, et la garde était entourée de tissu pour une meilleure prise. Des plumes noires y pendaient…
Le chasseur tapota une des armes.
— Cet os appartenait à mon grand-père. (Il désigna l’autre couteau.) Celui-là à mon père. Un jour, quand j’aurai un fils grand et fort, il portera l’os de mon père… et un des miens. Alors, celui de mon grand-père pourra trouver le repos dans la terre.
Au moment de leur départ, quand Kahlan avait aperçu les couteaux, elle les avait pris pour des lames de cérémonie. À présent, elle savait qu’il n’en était rien. C’étaient d’authentiques armes : celles des esprits.
— Et que signifient les plumes ? demanda l’Inquisitrice.
Chandalen caressa celles qui dépassaient de son épaule droite.
— L’Homme Oiseau qui vivait au temps de mon grand-père lui a donné celles-ci. Celui que tu connais m’a remis les autres. Ce sont des plumes de corbeau.
Ces oiseaux symbolisaient la mort pour le Peuple d’Adobe. Même si elle jugeait peu ragoûtante l’idée de porter en guise d’armes un os de son grand-père et de son père, Kahlan savait que c’était un honneur pour Chandalen. Elle se garda donc de le froisser.
— Je suis honorée, Chandalen, que tu aies emporté, pour me protéger, les esprits de tes ancêtres.
Le chasseur se rembrunit.
— L’Homme Oiseau a dit que tu es une Femme d’Adobe. Prendre ces armes était mon devoir… Mon grand-père a appris à mon père, et à mon oncle, l’homme que tu as tué, à être les protecteurs de leur peuple. Mon père m’a transmis ce savoir, et je le communiquerai à mon fils, quand il viendra. Un jour, lui aussi portera mon esprit à son bras…
» Depuis la disparition des Jocopos, nous laissons peu d’étrangers entrer sur notre territoire. Ouvrir les bras aux autres, nous ont enseigné les esprits, revient à inviter la mort. Ils ont raison ! Tu nous as amené Richard Au Sang Chaud. À cause de lui, Darken Rahl a massacré beaucoup des nôtres.
Ainsi, c’était ça que Chandalen ne digérait pas. Il devait protéger son peuple et n’y était pas parvenu…
— Les esprits des ancêtres nous ont aidés à sauver le Peuple d’Adobe, Chandalen, et beaucoup d’autres innocents. Ils ont vu que le cœur de Richard était pur. Comme toi, il a risqué sa vie pour défendre des gens qui ne voulaient pas la guerre…
— Ton Richard est resté dans la maison des esprits pendant que Darken Rahl massacrait les nôtres. Il n’a pas tenté de l’arrêter. Non, il ne s’est pas battu…
— Sais-tu pourquoi ? (Kahlan marqua une pause. N’obtenant pas de réponse, elle continua.) Entends ce que les esprits lui ont dit : s’il sortait, il combattrait Rahl selon ses propres règles, et il mourrait. Alors, il ne pourrait plus jamais aider personne. Pour vaincre et sauver les survivants du Peuple d’Adobe, il devait attendre son heure, et imposer ses règles. Exactement ce que les esprits ont conseillé à ton grand-père.
— C’est ce que raconte Richard…
— J’étais là et je les ai entendus ! Richard voulait se battre. Il a pleuré de rage quand ils le lui ont interdit. À ce moment-là, rien n’aurait pu arrêter Darken Rahl. Ce n’était pas la faute de Richard, ni la tienne. S’il avait essayé, il serait mort, et Rahl aurait dominé le monde.
— Peut-être… Mais si tu n’avais pas amené Richard, rien ne serait arrivé. Parce que Darken Rahl ne serait jamais venu le chercher chez nous…
— Chandalen, sais-tu ce que je fais ? Quel est mon métier, si tu préfères ?
— Oui. Comme toutes les Inquisitrices, tu fais peur aux gens, pour qu’ils t’obéissent. Et comme ils sont effrayés, ils filent doux.
— C’est une façon de présenter les choses… Mais je dirige surtout le Conseil des Contrées du Milieu. Grâce à moi, parce que je représente et protège tous les peuples, le tien peut vivre comme ça lui chante.
— Nous n’avons besoin de personne pour nous protéger.
— Tu crois ça ? Pour chaque Homme d’Adobe, il y avait cinq Jocopos. Ton grand-père a vaincu un ennemi supérieur en nombre et c’est admirable. Mais pour chacun des tiens, il y a des centaines de soldats morts ici, et ce n’est qu’une des villes du royaume. Ces braves ont été balayés comme des fétus de paille. Pourtant, selon tes propres dires, ils se sont battus courageusement. Quelle chance aurais-tu contre l’armée qui les a écrasés ?
Chandalen ne répondit pas.
— Il y a des peuples, mon ami, comme le tien ou les Bantaks, qui ne sont pas représentés au Conseil. Les pays plus grands, tel que celui-là, ou l’ennemi qui l’a vaincu, sont très puissants. Pourtant, Darken Rahl les a conquis. Moi, je parle au nom de ceux qui n’ont pas le droit de vote au Conseil. Je défends votre désir de vivre en paix, et j’interdis aux autres peuples de vous envahir. Sans moi, ils le feraient. As-tu vu les pays que nous avons traversés ? Beaucoup ont des terres stériles. Ils viendraient voler les vôtres pour les cultiver et élever du bétail. Alors, vos plaines sacrées seraient brûlées et remplacées par des champs. Aussi fort et courageux que tu sois, tu ne repousserais pas ces envahisseurs. La bravoure ne suffit pas, face à des multitudes. Pense à ce qui est arrivé aux défenseurs de cette ville…
» Être un héros n’exclut pas de se servir de son intelligence, Chandalen. Combien de temps résisterais-tu à l’armée qui a rasé cette cité ? Même si chacun de tes hommes tuait cinquante ennemis, ça ne changerait rien. Vous disparaîtriez, comme les Jocopos.
Kahlan se tapa la poitrine de l’index.
— Moi, j’empêche les envahisseurs d’attaquer. S’ils n’ont pas peur de toi, ils me redoutent, ainsi que l’alliance que je représente. Dans les Contrées, des gens sont prêts à se battre pour défendre les faibles. Les morts que tu as vus aujourd’hui étaient de ceux-là. Ce royaume a toujours soutenu mes efforts pour la paix. C’est moi, en dirigeant le Conseil, qui fédère les ennemis de la guerre. Pour moi, ils combattraient tous ceux qui tenteraient d’envahir un peuple sans défense. Tu as raison, je fais peur aux gens, et ils m’obéissent. Mais le pouvoir ne me grise pas. Je m’en sers pour épargner l’oppression à tous les petits pays des Contrées. Ces soldats morts se sont battus au nom de la liberté de tous. Ils ont lutté pour toi, pour tes droits, même si tu n’as jamais su qu’ils ont versé leur sang à ta place.
Kahlan resserra de nouveau les pans de son manteau.
— Jusqu’à ce que Darken Rahl menace tout le monde, tu n’as jamais eu à prendre les armes pour tes protecteurs. Je suis venue avec Richard chercher l’aide de ton peuple. Les esprits de vos ancêtres ont décidé de nous soutenir. Pour la première fois, les Hommes d’Adobe se sont sacrifiés dans l’intérêt des Contrées. Avec l’aval des esprits !
» Les peuples des Contrées ont une dette envers vous. Mais l’inverse est vrai aussi. Richard Au Sang Chaud a risqué sa vie pour les tiens. Au cours de ce combat, il a perdu des êtres chers, tout comme toi. Et souffert d’une manière que tu ne pourras jamais comprendre. Si tu savais ce que Rahl lui a fait, avant qu’il le tue…
Enfin, Kahlan explosa.
— J’effraie les gens pour que tu puisses continuer à être aveugle et têtu comme une mule ! Richard et moi avons combattu pour la survie de tous les peuples, dont le tien. Et tant pis si tu n’as pas voulu nous aider ! Ou si tu nous refuses ta gratitude !
Chandalen prit le temps de préparer sa réponse.
— Tu penses que je suis têtu, dit-il calmement, et j’en ai autant à ton service… Ton père aurait dû également t’apprendre que les gens, parfois, semblent aveugles – et même bornés – parce qu’ils ont peur pour ceux qu’ils doivent protéger. Au fond, nous nous ressemblons, Mère Inquisitrice. Chacun de nous fait de son mieux pour défendre ceux qu’il aime…
Contre toute attente, un petit sourire flotta sur les lèvres de Kahlan.
— Chandalen serait-il moins borné que je le pensais ? Très bien, à partir de maintenant, j’essaierai de le voir tel qu’il est : un homme d’honneur.
— Richard Au Sang Chaud n’est pas idiot non plus, fit le chasseur. S’il devait choisir quelqu’un pour se battre à ses côtés, a-t-il dit, ce serait moi.
— Tu as raison, il n’est pas idiot du tout…
— Il s’est aussi sacrifié pour devenir ton partenaire. Ainsi, il a épargné ce sort à un Homme d’Adobe. Car tu aurais sans doute choisi l’un d’entre nous… (Sa voix trembla de fierté.) Sûrement moi, car je suis le plus fort de tous. Donc, Richard ma sauvé !
Kahlan ne put s’empêcher de sourire.
— Je suis vexée que tu juges terrible d’être mon époux.
Chandalen approcha de l’Inquisitrice. Il la regarda un moment dans les yeux, puis entreprit de défaire la bande de tissu de son bras droit. Une fois le couteau dégagé, il le tendit à la jeune femme.
— Mon grand-père serait fier de protéger une Femme d’Adobe comme toi !
Il écarta le pan gauche du manteau de Kahlan.
— Chandalen, je ne peux pas accepter. C’est le réceptacle de l’esprit de ton grand-père.
Le chasseur ignora l’objection et fixa l’arme au bras de Kahlan.
— Je garde l’esprit de mon père et je suis fort. Tu te bats pour protéger notre peuple. Grand-père serait honoré de lutter à tes côtés.
L’Inquisitrice releva le menton pendant qu’il mettait le couteau en place.
— Moi, je serai honorée de l’avoir pour allié.
— C’est parfait. À présent, ton devoir est de lutter comme il l’aurait fait. (Il prit la main droite de Kahlan et la posa sur l’os.) Pour le Peuple d’Adobe, et pour les autres, jure de remplir ta mission.
— J’ai déjà prêté ce serment. Et je continuerai à le tenir.
— Prête-le de nouveau devant moi !
— Eh bien… Tu as ma parole d’honneur. Je le jure devant toi !
Le chasseur sourit et remit le manteau sur l’épaule de l’Inquisitrice.
— Quand je le reverrai, je remercierai Richard Au Sang Chaud d’être devenu ton compagnon à ma place. Tu sais, je ne lui veux pas de mal. Lui aussi protège le Peuple d’Adobe, comme nous l’a dit l’Homme Oiseau.
Kahlan se baissa et ramassa le manteau de Chandalen.
— Remets-le, je ne voudrais pas que tu attrapes la mort. Tu dois encore me conduire en Aydindril.
Le chasseur obéit sans cesser de sourire. Puis il tourna la tête vers la porte du dortoir et se rembrunit.
— Quelqu’un est venu ici avant nous…
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— En sortant des chambres, pourquoi as-tu toujours refermé la porte ?
— Par respect pour les mortes…
— Quand nous sommes arrivés, toutes les portes étaient fermées. Les gens qui ont commis ces… viols… ignorent le sens du mot « respect ». Ils ont sûrement laissé ouvert, pour que tout le monde admire leurs exploits… Donc, quelqu’un d’autre est venu et a fermé ces portes.
— Tu as raison…, fit Kahlan. Les violeurs n’auraient pas fait ça.
— Pourquoi sommes-nous ici ? demanda soudain Chandalen.
— Parce que je voulais savoir ce qui est arrivé à ces gens.
— Tu l’as vu dehors… Il était inutile d’entrer.
— Eh bien… Pour découvrir si la reine aussi a été tuée…
— Elle compte pour toi ?
— Oui… Tu te souviens des statues, dans l’entrée.
— Un homme et une femme…
— La femme était la mère de la reine. L’homme nous a donné le jour à toutes les deux. Ma mère a pris le roi Wyborn pour compagnon.
— Tu es la sœur de cette reine ?
— Sa demi-sœur… Montons dans les appartements royaux, pour voir si elle y est. Ensuite, nous reprendrons le chemin d’Aydindril.
Kahlan gravit les marches et s’arrêta devant la chambre de Cyrilla, le cœur battant la chamade. Elle leva une main pour saisir la poignée, mais s’immobilisa. Une odeur atroce planait dans le couloir…
— Tu veux que je regarde à ta place ?
— Non… Je dois le faire.
Elle tourna la poignée, mais la porte était verrouillée, la clé en place.
— C’est une serrure, dit-elle en désignant la plaque de métal froid. Tu te souviens, je t’en ai parlé ? Et ce qui dépasse, c’est la clé… Avec on peut ouvrir…
Elle joignit le geste à la parole. À l’évidence, quelqu’un avait verrouillé cette porte par respect pour la reine.
Les fenêtres et les meubles étaient intacts. Il faisait aussi froid dans la chambre qu’ailleurs, mais l’odeur manqua faire suffoquer l’Inquisitrice et le chasseur.
Des excréments humains jonchaient le sol de l’antichambre. Il y en avait aussi sur le bureau et sur le guéridon. Les chaises et le sofa en velours bleu étaient souillés d’une urine jaunâtre congelée. Quelqu’un s’était même soulagé dans la cheminée.
Le col de leurs manteaux relevé, Kahlan et Chandalen avancèrent jusqu’à la porte suivante et l’ouvrirent. Dans la chambre royale, c’était encore pire. Il ne restait plus un pouce carré où mettre le pied sans marcher dans de la merde. Le lit disparaissait sous une couche de fiente, et les murs en étaient tapissés. Si ces amas d’immondices n’avaient pas été gelés, il leur aurait fallu battre en retraite. Même ainsi, c’était à peine supportable.
Mais il n’y avait pas de cadavre.
Sur la liste des royaumes capables de commettre des ignominies pareilles, une multitude de noms s’effacèrent. Il n’en resta plus qu’un : celui qui figurait en tête.
— Kelton…, souffla Kahlan.
— Pourquoi des hommes feraient-ils une chose pareille ? demanda Chandalen. Sont-ils plus bêtes que des enfants ?
Kahlan sortit, suivie par le chasseur. Quand elle eut verrouillé la porte, elle osa enfin prendre une véritable inspiration.
— C’est un message… Une façon de montrer leur irrespect pour les gens qui vivaient ici. De dire qu’ils n’ont que des excréments à leur offrir… Ces gens ont souillé l’honneur des vaincus de toutes les façons possibles.
— Au moins, ta demi-sœur n’était pas là.
— C’est vrai… Il me reste cette consolation.
Ils redescendirent et l’Inquisitrice marqua une dernière pause devant les portes du deuxième étage. Chandalen aussi se recueillit brièvement.
— Il faut aller retrouver Prindin et Tossidin, dit enfin Kahlan.
— Tout ça ne te met pas en rage ? demanda le chasseur, les mâchoires serrées.
Kahlan s’aperçut soudain qu’elle affichait son masque d’Inquisitrice.
— Montrer ma fureur maintenant ne servirait à rien. Quand l’heure sera venue, tu la verras se déchaîner…